De l’air

Après une semaine de confinement à la maison, de questionnements et d’atermoiements, la décision est prise. Les violents incendies qui ravagent les vies des habitants de Chico produisent une fumée intense qui coule le long de la vallée et viennent stagner dans la Baie. Il n’y a pas de vent, pas de pluie et les températures sont basses (en dessous de 60 degrés Farenheit), empêchant les fumées de prendre de la hauteur. On étouffe. Le lycée envoie un communiqué dans la journée de jeudi pour fermer ses portes et nous recevons sur nos portables un appel enregistré nous annonçant la fermeture.

Il y a dix jours

Jeudi 8 novembre, je sens de l’agitation à l’arrière du bus scolaire jaune qui me ramène à Sausalito. Il est 15h30. Le chauffeur interpelle un élève et lui demande de venir lui expliquer ce qui se passe. « Il y a le feu à Chico à 4h de route de chez nous. Plus de 10.000 acres. On sent déjà la fumée ! ». Les élèves remontent alors presque machinalement toutes les fenêtres. Très vite, on sent effectivement une odeur de brûlé et en traversant le pont, on voit un nuage gris laiteux s’installer lentement au-dessus de Marin County. Les jours suivants semblent marquer une stagnation voire une amélioration. On va en cours, les gens circulent. Les activités extérieures sont toutefois annulées pour les enfants. On garde Lucie à la maison. Dimanche 11 novembre, on a pu sortir. Le temps était au beau fixe. Cela fait quatre jours que la petite est coincée à la maison et l’air commence à être un peu vicié. Mais on ne se plaint pas. On suit, incrédules, le compte des victimes qui ne fait qu’augmenter jour après jour.  C’est une tragédie. Comme l’année dernière, ces moments terribles nous rappellent à notre condition fragile. On garde un oeil sur le site gouvernemental Air Now qui indique la qualité de l’air (Air Quality Index) et effectue un classement en fonction de nombreux critères. Cela va du vert (excellent) au jaune, orange, rouge, violet et pourpre pour finir qui caractérise un air irrespirable aboutissant à un danger de mort. On est dans le jaune.

Ce n’est pas terrible mais ca va encore. Puis on passe au orange lundi. On croise de plus en plus de personnes dans les rues qui portent des masques, des foulards, des tissus sur le nez et la bouche. La nuit est tombée quand je récupère Louise lundi soir et je croise une maman qui vient, avec ce qui ressemble à un masque à gaz, chercher sa fille. Avec la nuit qui tombe et la fumée qui auréole tout le paysage, la vision est étrange. Une atmosphère de fin du monde (les 5 photographies ci-dessous ne sont pas prises par nous. Elles ont été publiées sur le SF Chronicle, le journal local).

 

 

Je commence à avoir des maux de tête sourds qui accompagnent mes journées de cours, les yeux rouges, la gorge sèche et le nez me fait mal. Les filles sont irritables et Louise fait crise sur crise (ou bien elle est juste pénible parce qu’elle a 4 ans). Une de mes collègues saigne du nez en permanence. Ma toux qui était en train de s’arranger, repart de plus belle. On est abattus, fatigués. Les élèves aussi. D’autres collègues me disent avoir acheté un purificateur d’air pour pouvoir assainir les maisons. Mardi soir, n’y tenant plus (et après avoir fait  3 magasins différents), Guy part acheter des masques dans un magasin de bricolage à côté de la maison. Le modèle N95. C’est celui que les autorités recommandent, celui que j’enfile immédiatement pour aller en cours mercredi.

 

On est passés en zone rouge, le 4ème niveau sur 6. Il est compliqué de respirer dans le masque, ça donne chaud et on a l’impression d’étouffer au début puis on s’y fait. Porter un masque à San Francisco devient presque la nouvelle norme. Mes maux de tête s’estompent. Tandis que le feu prend de l’ampleur, le nuage qui semblait se dissiper légèrement redouble d’épaisseur.  Les écoles ferment les unes après les autres, les universités publient des communiqués pour fermer également. Les entreprises renvoient leurs employés chez eux. On doit recevoir à la maison un purificateur d’air qui n’arrivera jamais : c’est comme si l’économie se crispait progressivement, à mesure que la fumée avance. Jeudi à 15h, le verdict tombe : on est en zone violette. L’ultime niveau avant le niveau pourpre. Le lycée ferme ses portes, tout le monde doit se mettre à l’abri. Je cours récupérer Louise et on s’enferme de nouveau à la maison.

20h. Les filles sont au lit. On commence à avoir l’impression de sentir la fumée dans la maison. Et on annonce vendredi comme étant la pire journée. On prend assez rapidement la décision. On ne vas pas rester ici. Pas avec une fille qui commence à faire de l’asthme et l’autre qui a des poumons qui font la taille d’un pois chiche. On essaie de se connecter sur Air Now pour savoir où aller mais le site est saturé et ne répond plus. Pas de panique, on se couche en se disant qu’on fera tout demain : sacs, identification du lieu où aller, réservation et route.

Vendredi, tout le monde sur le pont. On ne prend pas le temps d’habiller Lucie (un bébé de toute manière c’est très bien en pyjama), on jette des affaires dans des sacs (on en oublie la moitié évidemment), on ratisse le frigo, on donne son petit déjeuner à Louise. Biberons. Check. Couche. Check. Doudous et jouets. Check. De quoi s’habiller. Check. De quoi manger. Check. Batteries et téléphones. Check.

On vise Tahoe où l’indice d’air est de 1, contre 271 pour San Francisco au pire de la crise. On a 3h de route et on roule pendant 1h30 dans un nuage incroyable. On remet les masques. L’arrivée sur Sacramento est impressionnante. On est zone pourpre.  On ne voit pas très loin, l’horizon est brouillé et l’air est épais. On a pas d’autre choix que de passer par ici pour atteindre l’air pur. Ou coupe toute ventilation et on remet les masques.

Et puis comme par magie, 20min après Sacramento, le ciel se dégage, laissant place à un bleu azur que nous n’avions pas vu depuis 1 semaine.

Quel soulagement. On file, le coeur plus léger, vers une petite location au Lake Tahoe. On apprendra en cours de route que notre réservation s’est croisée avec d’autres personnes et que nous n’avons finalement pas de logement qui nous attend. Après plusieurs appels on nous offre un autre hébergement, plus grand et plus proche du lac. On débarque à midi dans un gigantesque chalet en bois. On sort de la voiture comme on sortirait d’une grotte et on respire à plein poumon. Voilà. On est arrivés, on va pouvoir souffler.

Puis je regarde autour de moi. On est au bord du lac mais il y a des arbres partout. On est en pleine forêt. Et s’il y avait un incendie ? Comment s’échapper ? Allez, on ne va pas paniquer. Ça va aller.

Une femme habitante de Paradise a publié un poème aujourd’hui, que je trouvais opportun de partager (j’en traduis certains passages) :

Je suis désolée, veuillez nous excuser pour la fumée

Ce sont juste les rêves et les espoirs de 27.000 hier(s)

Ces photos de bébés

Les portraits de familles de ces 40 dernières années

Le piano de ma grand-mère que mon frère venait de ramener d’Iowa

Désolée pour la qualité de l’air désastreuse

Ce sont les milliers de dessins d’enfants et de bricolages que j’avais gardé

Les certificats de mariage, cet oreiller favori, l’ours préféré de mon enfance

Des enregistrements des années 60 et ces VHS d’anniversaires […]

Ce sont juste les maisons d’enfance de mes amis où on jouait en rêvant à ce que nous serions plus tard

Sans savoir que nous nous rappellerions tous de ces instants tandis que nos hier(s) collectifs s’élèveraient dans les cieux

Désolée pour la pluie de cendre – C’est juste Paradise

Une non-destination qui n’a rien d’important, une ville au bout du chemin où les gens s’installent […]

… Et je ne mentionne pas toutes les vies perdues : mères et pères, frères et soeurs, grands-parents […]

Mais je vous en prie, une fois de plus, veuillez nous excuser pour la fumée

C’est juste ce qui reste d’une petite bourgade atypique aux pieds de la Sierra Nevada. Ce qui reste de Paradise.

L’heure est maintenant à la recherche des responsabilités. PG&E (Pacific Gas and Electric) certainement, comme toujours, dont les installations vétustes tombent en ruine et provoquent des incendies. Ce n’est pas la première fois. Ce ne sera visiblement pas la dernière. Et pendant ce temps là, du côté de Malibu, les maisons modestes partent en fumées tandis que les villas des stars et millionaires sont protégées par des brigades de pompiers privés. Ou comment le capitalisme à outrance génère des inégalités sociales, même face aux catastrophes…

C, G, L&L

Quelques réponses à vos commentaires :

@Jojo : merci  ma Jojo pour ces compliments ! Oui Trump est une catastrophe comme toujours… je me demande encore comment il a pu passer, 2 ans après son élection !

@Christine Cortesi : Merci beaucoup ! Nous avons été surpris aussi par la proposition des consuls de venir au lycée pour parler aux élèves de sujets qu’ils maîtrisent. Vous avez raison, il faut garder espoir dans nos politiques, certains en tout cas. Les perditions qui se profilent malheureusement sont, pour certaines, plus que profilées et s’engagent de plus en plus…

@Sébastien : C’est totalement anxiogène. On ne s’attendait pas à cela en arrivant ici. Pour les tremblements de terre, on a énormément de consignes. Pour les incendies, le problème est plus complexe encore… mis à part fuir, il n’y a rien d’autre ! 

4 thoughts on “De l’air

  1. Heureux de vous savoir en sécurité, mais j’ai le cœur serré de voir ce désastre fruit de la cupidité et de notre folie collective… Take care, des bises à partager.

  2. Bon courage à vous tous 🙁 J’écoutais sur France Info la situation là bas, une ville entière est partie en cendre. J’espère que la situation va se résoudre avant que les flammes n’atteignent SF.

  3. Salut la petite famille. Je vous envois une petite pensée de Bretagne, la ou l’air est frais et iodé (sauf si on habite a coté d’une porcherie évidemment !!). Je vous souhaite bien du courage, ça doit être un peu l’angoisse. Mais il faut se rassurer:
    J’imagine que l’armée américaine va dégainer une VMC géante, de technologie extra terrestre, selon un scénario comme seule Hollywood en à le secret ! , avec Chuck Norris en chef des pompiers ! ……………………………………….ou pas ;-(
    sinon, plus probable, il faut porter le masque h24 mais la, finis le french kiss ! et ça c’est pas cool ;-p
    Bisous a tou(te)s

    PS: difficile de se plaindre quand on a cramé son mini croissant dans le grille pain, après avoir lu cette page : la sagesse me gagne chaque jours grâce a vous 😉

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