La Réunion – portraits croisés (Août 2020)

« L’aventure est partout et il suffit de regarder avec certains yeux la vie humaine la plus simple pour la voir s’installer, s’éployer, éclatante d’imprévu, dans le royaume de l’extraordinaire » (Albert Thibaudet, 1919)

Alors que j’engage une réflexion personnelle sur le voyage, je me pose de plus en plus la question : au fond, qu’est-ce que l’aventure ? Nous sommes partis poser nos sacs usés sur l’île de la Réunion, où nous sommes arrivés en un saut de puce, après 11h de vol (masqués). Quoi ? Une nuit dans l’avion et nous y sommes ? On s’interroge de plus en plus sur ces voyages qui annulent l’idée même de voyage au sens le plus strict du terme. « Aujourd’hui on ne voyage plus, on arrive » disait-on déjà en 1858 tandis que Chateaubriand lui-même déplorait aussi tôt que 1797 la disparition des distances ou la fin des difficultés de déplacement. Notre voyage jusqu’en Pologne en voiture ou bien notre traversée de Moscou à Pékin en Transsibérien et Transmandchourie revêtent en ce sens un statut unique, presque choyé.

Un genre de nostalgie de l’espace , voire des « blancs » sur la carte, s’empare de moi. Une nostalgie de ces temps où l’on ne connaissait pas tout et où il fallait aller à l’aventure – la vraie – pour découvrir ce qui se cachait derrière le blanc sur la carte. Vers la Terra Incognita. Je me rends compte que j’ai une vision très romantique du voyage et de l’aventure, un terme Ô combien valorisant et glorieux aujourd’hui. Le monde est-il aujourd’hui terminé, fini et l’aventure morte ? « Toujours il y aura pour le vrai voyageur, des surprises admirables à découvrir dans les endroits les plus insoupçonnés et parfois les plus à portée de main ».

Alors c’est dans un espace « à portée de notre main » que l’on s’est dirigés. L’île est depuis longtemps découverte, les sentiers arpentés et les expériences vécues mais on a décidé d’aller y vivre des aventures tout de même. Influencée par les réflexions d’un Peter Fleming qui disait vouloir voyager dans les années 1930 « sans Baedeker »* (*guide de voyage), je décide de tenter des choses comme abandonner pour commencer les oripeaux du touriste voyageur, pour voir ce que ça fait. On part sans guide, sans GPS. Facile vous me direz, on connaît déjà l’île. Et puis c’est une île. Certes. Mais on a tout de même réussi à se perdre. Et puis ça à un côté grisant tout de même et on se prend à rêver de rencontres, de vagabondages et autres divagations. Après tout, le rêve n’est-il pas le moteur de l’aventure ?

Sur nos petits bouts de chemins, on a croisé du monde. Des visages, des milliers d’histoires, des métissages. Voici huit petits morceaux de vie, huit de nos précieuses rencontres sur cette île aux 800.000 visages.

Madame Folio – Elle est assise a l’ombre de la varangue de son imposante villa. Bien installée dans sa chaise créole, masque sur le nez, elle regarde les allées et venues, sourit poliment puis s’absorbe de nouveau dans ses mots croisés. Petite dame fragile, madame Folio me raconte avoir été avec son mari, météorologiste. Elle a acheté cette villa vieille de 150 ans dans les années 70. Avant cela, elle et son mari (mort 2 ans plus tôt) vivaient dans le Sud sauvage. Je regarde autour de nous. Dans ce bout du monde entouré de hauts remparts, de cascades et noyé sous une végétation luxuriante, je lui demande « Ça vous manque ? « . « Bien sûr » me dit-elle avec un petit accent créole traînant. Mais elle n’y connait plus personne. « Il y a bien longtemps que tous les gens que je connais se sont en allés. C’est comme ça. Les gramouns s’en vont c’est normal ». Elle me dit apprécier le cadre ici ainsi que les visites. Sa case est le point d’orgue des visites du village d’Hell-Bourg (cirque de Salazie), classé plus beau village de France en 2017. Des groupes et de nombreux visiteurs se succèdent et Madame Folio est toujours là. « Ça m’a beaucoup manqué pendant le confinement » m’avoue-t-elle. Elle me demande comment s’appellent mes filles puis me présente son fils qui a repris la gestion de la maison et vient l’embrasser tendrement tandis qu’un de ses petits fils s’occupe des visites guidées. On parle des couleurs de peau différentes de Louise et Lucie : une métisse et une au teint clair. « C’est ça la Réunion. Vous êtes une vraie famille créole » me lance-t-elle. Elle prend la pause avec les filles, on lui souhaite une bonne et longue vie. « Pas trop longue hein. Enfin tant que je reste indépendante, lé bon » plaisante-t-elle. Mme Folio nous salue puis retourne vaquer à ses occupations. Elle vient de fêter ses 91 ans.

Brigitte, l’expatriée métropolitaine plus créole que créole. Installée depuis 1981 sur ce petit caillou dans l’Océan Indien, cette surfeuse aux cheveux blonds a fait sa vie ici, élevé ses enfants, fait carrière et entame son heureuse retraite. Elle partage avec passion son savoir, ses habitudes. Elle vit dans une grande case en bordure d’océan avec en arrière plan, une vue imprenable sur les montagnes embrumées de l’île. Elle fait partie de ceux qui vont en vélo à Saint Leu, voire plus loin. Elle connaît 1001 petits coins où marcher, randonner. Elle est usée du bétonnage massif de l’île et des embouteillages records pour aller à Saint Denis. Elle envisage, désormais retraitée, de rentrer en Métropole pour se rapprocher des enfants. Brigitte est aux petits soins pour nous : une confiture de goyave au frigo, un jus de citron bien frais, des petites bananes, une brioche au gingembre et même un livre et un CD de Danyel Waro (LE chanteur de Maloya à la Réunion) pour les filles. Elle nous raconte son arrivée à la Réunion il y a si longtemps maintenant. Le CAPES en poche, elle demande son premier poste là où elle pense pouvoir surfer et faire de la planche à voile. On lui conseille alors les Dom. Elle coche Ile de la Réunion sans franchement savoir où l’île se situe et à quoi elle ressemble. Et surprise, pour son premier poste, elle est mutée à Saint Denis. « Ah non le cauchemar. Je voulais tout sauf le 93… ». « Non non, Saint Denis de la Réunion Madame ! » lui répond-on. Et voilà la jeune prof propulsée, à 21 ans, sur les flancs du Volcan. Il faut organiser le déménagement, se procurer une carte de l’île, s’installer puis démarrer sa carrière. On écoute, fascinés, le récit de ses incroyables aventures, ses rencontres et autres découvertes. Entrée à la DRAC par la suite, elle a rencontré des quantités astronomiques d’artistes (dont le fameux Danyel Waro), monté des projet, fait rayonner tant qu’elle le pouvait la Réunion. Quel chemin. Elle nous laisse bouche-bée.

Georges, l’insatiable tonton familial. 89 ans depuis le 16 juillet et toujours aussi dynamique et taquin. Il nous raconte des histoires à n’en plus finir sur sa vie à Madagascar, ses missions dans l’armée qui l’emmenèrent des confins de la guerre d’Algérie (qu’il n’a pas faite) au crépuscule de la Guerre d’Indochine en 1954. Ses entraînements de nuit dans la Rivière des Remparts revêtent pour nous l’image même de l’aventure. Il se souvient des camarades, celui qui savait faire un carri « à terre » (*mijoté) en un tour de main en ouvrant la marmite « 2 à 3 fois seulement pour vérifier ». Il nous parle de la Seconde guerre mondiale et des navires anglais qui réquisitionnaient toute la marchandise destinée à la Réunion si le navire était pour Pétain. Tonton, né en 1931 est un livre d’histoire(s) inextinguible. Il distribue bisous, câlins et sourires aux filles qui le lui rendent bien. Les grands yeux toujours aussi doux disent toutes les histoires qu’il a vécu, les traits du visage et les mains trahissent les nombreuses décennies vécues, les bonheurs et les malheurs. On cuisine à 4 mains un rougail saucisse, on se raconte des zistoires lontan en mangeant un petit bonbon piment. On fredonne tous les deux L’Auvergnat en faisant la vaisselle.

Le petit vendeur de massalé rigolard. Installé confortablement sur sa chaise en plastique, il crie de temps en temps « massalé, massalé péi, bonbons banane » puis rigole avec la femme qui l’accompagne. Il a le visage rond et doux et nous laisse venir nous abriter quand la pluie se met à tomber lourdement sur le marché de Saint Pierre. Comme on est là et qu’il plaisante sur son abri de fortune, il nous dévoile sa recette de thon grillé. « Ce que moi je préfère, c’est faire griller le thon, puis ajouter du massalé dessus. Juste comme ça. Avec un peu de riz et le grain. Des pois du cap. Lé bon sa meme ». Et il repart dans un rire qui s’envole. On patiente encore un peu puis on finit par lui acheter du massalé. Puis des bonbons banane. « La pli, sa lé bon pour nout’zaffaires » plaisante-t-il avec nous. Heureusement, il y a une accalmie. Un peu plus et on dépensait tout chez lui.

Petit marmaille – On débouche de la Mare à Poule d’eau et on ne sait plus où aller. Vers le haut ?  A gauche ?  A droite ?  Un petit marmaille en short et tshirt aux pieds poussiéreux déboule des champs de chouchoux avec son vélo. Il tente de revisser sa selle et nous dit timidement « La route lé en haut ». Ah il faut donc prendre par le haut. « Oui sa même ». On le remercie puis on lui propose de lui remettre sa selle. Il refuse une première fois puis finalement accepte qu’on lui donne un coup de main. En revissant la selle, on engage une petite conversation. Grand comme certains de mes gamins de 6eme, le « petit » a en fait 6 ans et vit là, à Mare à Poule d’Eau avec sa famille. La selle revissée, il file sur son vélo bringuebalant jusqu’en haut de la côte, salue des jeunes qui attendent près d’une charrette de chouchoux. Puis il reperd sa selle, juste avant de tourner à gauche dans le village.

Zozo, la mauricienne et la réunionnaise – Confortablement installée au sol, quoique un peu vautrée, les yeux fermés et l’air nonchalant, Zozo attend. Zozo c’est une chienne au type indéterminé, accompagnée d’un petit chien frisé au type également indéterminé. Lucie est fascinée, la dame qui accompagne Zozo lui propose de le caresser. Des chiens et des enfants. C’est comme ça qu’on engage la conversation avec ces deux amies. L’une l’air jovial, mais taiseuse, mauricienne, prépare le Grand Raid. L’autre, cheveux courts, volubile et solaire, s’enthousiasme sur Lucie, puis Louise, nous pose des questions auxquelles on répond comme si on se connaissait depuis toujours. Tout ce qu’on lui raconte lui semble incroyable. Il y a des gens comme ça. On lui raconte nos origines, notre vie à San Francisco et notre retour aux sources à la Réunion. « Donc Lucie est américaine et française ? Mais c’est génial ! J’adore San Francisco, quelle chance vous avez eue ». « Mais c’est nous ou bien il y a vraiment beaucoup plus de voitures ? » lui demande t-on. « Oui oui c’est l’enfer, ce n’est pas vous c’est de pire en pire ! ». Au détour de la conversation elle nous dit connaître la Seine et Marne et notamment Pontault . Quelle coïncidence. On parle de la préparation pour le grand Raid, des trails qu’il faut faire pour pouvoir amasser assez de points. La mauricienne donne rendez-vous à Guy à Saint Denis, au finish du Grand Raid. Un jour.

Le cafre de la plaine. On lui achète quelques bananes puis il se met à nous parler et nous raconter sa vie. Il est de la plaine et descend sur Saint Pierre pour vendre sa production. « Il fait chaud ici, ça fait du bien ! Parce qu’à la Plaine des Cafres, mon dieu il fait froid ». Oui mais il y a beaucoup moins de monde que sur la côte lui dis-je. On discute des voitures, des embouteillages et de l’enfer que c’est pour faire parfois quelques kilomètres. Il nous dit qu’il est bien heureux de vivre dans les hauts. Il vendait avant sa production du coté de Saint Benoit, il prenait donc aussi la route des plaines. « S’il avait fallu aller à Saint Denis pour vendre, j’aurais démissionné depuis longtemps à cause du monde ».

Isabelle – Guide créole dynamique et insatiable, elle nous entraine comme un tourbillon dans le jardin de la villa au coeur de Salazie. Elle nous présente les fleurs, elle rit beaucoup, parle des tortues, de la Réunion lontan, des « bonbons la fesse » qui font mourir de rire Louise une fois qu’elle a compris ce dont il agissait, du bois de fer. Elle nous montre surtout comment retirer la pulpe des brins de chouchous puis comment les tresser pour en faire des chapeau, des paniers, des vannes. Elle nous donne des recettes puis comme une tornade, entre dans la maison, présente la chambre, le mobilier créole.

Des rencontres il y en a eu plein d’autres. Rémi, Mr. D et sa famille, Carine… je n’ai pas eu le temps de prendre des notes sur tout. Les souvenirs s’estompent. Je reprendrai mon carnet de voyage au prochain petit tour sur l’île. Bientôt on espère. Surtout les filles qui sont tombées amoureuses du rivage, du bruit des vagues, du son que fait la lave sous les chaussures de randonnée, des pique-niques improvisés, de l’odeur des rougails qui flotte dans l’air au détour des rues et de l’image de ces montagnes qui flirtent avec les nuages puis se perdent dans les cieux.

A bientôt pour de nouvelles aventures,

C, G, L&L

4 thoughts on “La Réunion – portraits croisés (Août 2020)

  1. Oh cool ! Encore de nouvelles aventures ! Je me demandais justement ce que tu devenais 🙂 J’espère que les fêtes de fin d’années se passent bien pour vous tous ! Plein de gros bisous et bon réveillon !

  2. J’adore lire vos expériences de voyages et aussi les belles photos qui accompagnent la lecture de ces beaux souvenirs. Les mots nous emmènent pour quelques instants dans votre périple et on partage l’émotion de vos rencontres. Continuez de nous faire voyager par ce blog ! Mille bisous à vous quatre ! 😘😘😘😘

  3. Ahhhh !!! Que c’est beau… Que c’est bien écrit, que vous êtes beaux ! Quel plaisir que de vous retrouver sur ce blog, et de retrouver ta si belle plume ma Célinoux ! Je m’en délecte. MERCI !

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